Un principe d’autonomie du politique
Le titre premier de la loi du 9 décembre 1905, disait Ferdinand Buisson, « eût pu à lui seul être toute la loi » car « il consiste dans l’affirmation d’un principe social nouveau »1 . Il prévoit en effet que la République « assure la liberté de conscience », « garantit le libre exercice des cultes» (art. 1) et « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (art. 2). En distinguant le domaine privé de la conscience et celui de la puissance publique, la loi de 1905 ne met pas seulement un terme à la devise de la monarchie française : un roi, une foi, une loi. Elle rompt également avec le régime concordataire fondé sur l’interdépendance de l’autorité publique et des religions reconnues, en affranchissant la politique de la religion et en reconnaissant « une liberté égale pour toutes les croyances et pour la négation de toutes les croyances » . La loi de 1905, disait encore Buisson, établit la « séparation absolue de la foi et de la loi »2 .
Ferdinand Buisson a cependant invoqué sa « foi laïque », non pour imposer une nouvelle religion mais pour signifier que la loi seule ne fait pas exister la laïcité. La laïcité, pense Buisson, n’est effective que si elle est portée par des convictions fortes, des engagements personnels et un militantisme persévérant. En définissant la laïcité par la séparation du religieux et du politique, on pose le principe de l’autonomie du politique. Ce principe implique une confiance en l’humanité car il présume les hommes capables de se gouverner sans être soumis à des dogmes ou à des clergés. Ainsi, la laïcité soutient-elle l’exigence d’une société humaine où les citoyens délibèrent et décident en commun de la façon dont il convient d’organiser et de gouverner la société. Le principe de laïcité est aujourd’hui, plus que jamais, un appel à voir le politique reprendre les commandes, au lieu de laisser aux conseils financiers la faculté de décider de l’avenir des peuples.
Le dévoiement par l’extrême droite d’un principe universaliste
L’invasion récente par le Front national de la laïcité est la confirmation par l’absurde de l’importance de l’enjeu laïque. L’extrême droite se déclare capable de prendre en charge politiquement les laissés-pour-compte de la société française, dépossédés de leur pouvoir d’intervenir efficacement sur des choix économiques qui les conduisent au déclassement, au chômage, à l’abandon et à la précarité. Mais cette récupération par l’extrême droite de la laïcité ne s’explique pas seulement par son projet d’instrumentaliser la crise sociale et le déficit politique. Elle tient aussi à la désertion d’une partie de la gauche de l’exigence laïque estimée secondaire au regard des combats socio-économiques. Infidèle aux principes de la loi de 1905, cette gauche oublie que la laïcité est en premier lieu un principe républicain et démocratique. Elle réduit la laïcité à une tolérance compassionnelle voireà une complaisance paresseuse à l’égard d’idéologies qui défendent au nom de Dieu l’inégalité des droits et propagent l’obscurantisme. Cette « laïcité » qui sous-estime la menace que les intégrismes religieux font peser sur l’humanité, a désarmé intellectuellement des militants laïques et a involontairement contribué à l’investissement par l’extrême droite de la référence laïque.
En quoi, précisément, l’extrême droite détourne-t-elle la laïcité ? En quoi son nationalisme identitaire et xénophobe est-il incompatible avec l’idée laïque ? En ce que la laïcité procède historiquement de la Révolution de 1789 et philosophiquement d’un humanisme universaliste qui promeut l’égalité des droits, l’émancipation de l’individu, l’obligation pour la société d’assurer à chacun une instruction.
Les implications communes du syndicalisme et de la laïcité
Lorsque le syndicalisme n’est pas indifférent aux enjeux politiques, il s’affronte aux périls que l’extrême droite fait courir au pays. En décidant d’engager un travail d’explication en profondeur pour démasquer l’imposture du Front national, la Cgt s’attache à montrer que le programme de ce parti est contraire aux intérêts des travailleurs. Mais elle rappelle aussi l’incompatibilité de l’idéologie frontiste avec les engagements historiques de la Cgt. « Il n’y a aucune place, ni dans notre point de vue, ni dans notre pratique, pour le racisme, la xénophobie, l’autoritarisme, la morgue ou l’étroitesse chauvine », disait récemment Bernard Thibault3 .
La Cgt inscrit son action solidaire contre l’exploitation du travail dans une perspective internationaliste. Elle fait abstraction de la couleur de peau, de l’ethnie, de la nationalité comme de la religion du travailleur. La même abstraction libératrice opère à travers la laïcité. En posant que la politique ne requiert d’autre engagement que celui du citoyen, l’idée laïque comporte les mêmes implications internationalistes et égalitaires que le syndicalisme. Syndicalisme et laïcité se retournent contre eux-mêmes lorsqu’ils oublient que leur source vive est l’universalité et « l’abstraction » des droits de l’homme. Mais ils se retrouvent autour de la revendication républicaine d’un « droit à l’indifférence » en matière religieuse. Loin de diviser les travailleurs, l’idée laïque contribue à leur rassemblement.
Rationalisme et liberté de conscience
Parmi les implications de la laïcité, se dégage aussi le rationalisme, non comme raison gestionnaire, ni comme raison d’État, mais comme raison politique qui suppose les hommes capables de s’entendre librement autour de lois communes après en avoir délibéré publiquement. Le rationalisme, non comme dogme scientiste mais comme exigence de connaissances objectives universellement partageables et comme instruction permanente, est également impliqué par la laïcité. La laïcité scolaire se retrouve dans Bachelard, pour qui « l’homme adonné à la culture scientifique est un éternel écolier » de sorte que pour le rationalisme, « l’école est le modèle le plus élevé de la vie sociale »4 .
La liberté de conscience est avec le rationalisme l’autre implication structurelle de la laïcité. La laïcité considère la foi religieuse comme une forme de liberté de conscience parmi d’autres et juge que l’intimité de la conscience ne relève pas de la contrainte étatique. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’intellectuel catholique André Latreille, gaulliste et ancien résistant, affirmait la supériorité de l’État laïque sur l’État chrétien pour la liberté du chrétien lui-même, obligé de soutenir sa foi dans sa seule conscience sans rien attendre de la puissance publique. « Supposé que tous soient venus à la foi, la liberté de l’acte de foi est violé » par un État confessionnel, écrivait Latreille, estimant que « la foi librement acceptée peut être librement perdue et cette liberté humaine de perdre la foi ne tombe point sous le coup du jugement de l’État. »5
La « laïcité positive » de Nicolas Sarkozy contre la loi de 1905
À la suite de Buisson et de Latreille, on peut estimer que le principe de séparation des Églises et de l’État, comme condition de la complète égalité citoyenne et de l’absolue liberté de conscience, constitue en France, au moins, la référence incontestable de la laïcité. Est-il alors indispensable d’insérer dans la Constitution, dont l’article 1er dispose que la République est « laïque », le premier titre de la loi de 1905 ? N’est-il pas évident que la laïcité de la République française implique le principe de séparation des Églises et de l’État et le non financement des religions par la collectivité publique ? Il faut malheureusement convenir du contraire, au regard des constants contournements de la loi et des incessantes pressions pour généraliser le financement des religions par la collectivité publique.
Les cinq années de présidence sarkozyste confirment que le principe de séparation des Églises et de l’État n’a guère concerné les sommets de l’État. En 2004 déjà, Nicolas Sarkozy défendait sa « laïcité positive », réplique de l’ancienne logique concordataire, en demandant : « Si l’Église de France n’a pas le souci des plus pauvres, qui l’aura ? ». Les pauvres de France, chaque jour plus nombreux à émouvoir les âmes charitables, ne garderont pas un bon souvenir du quinquennat qui s’achève. Et les laïques de toutes confessions ou sans confession n’ont pas oublié le discours officiel du président de la République au Palais du Latran, faisant la réclame d’« une vie comblée par l’expérience de Dieu » et décrétant l’instituteur incapable de remplacer le curé dans « la transmission des valeurs ». La rupture ostentatoire que le chef de l’État a introduite avec le principe de séparation des Églises et de l’État n’a cependant pas empêché Nicolas Sarkozy et ses amis de se revendiquer de la « laïcité ».
La proposition 46 de François Hollande
C’est pourquoi la proposition du candidat du PS d’insérer dans la Constitution le principe de séparation semble opportune. L’explicitation du principe de laïcité sur un plan constitutionnel ne serait pas superfétatoire. Elle apporterait une utile clarification et compliquerait avantageusement l’action des adversaires de la laïcité. On peut cependant regretter que la proposition 46 de François Hollande n’inclue pas l’article 2 relatif au non financement des cultes. On peut surtout s’étonner qu’elle soit formulée « sous réserve des règles particulières applicables en Alsace et Moselle ». Si une exception est d’emblée reconnue au principe de séparation, pourquoi pas demain une autre exception ? puis une autre, et ainsi de suite. On peine à saisir la pertinence d’un principe constitutif de la République accompagné d’une dérogation régionale.
Faut-il alors, pour tenter de comprendre cette proposition baroque, supposer un particularisme Alsacien-Mosellan indéracinable ? Tel n’est pas l’avis des universitaires et chercheurs signataires d’un appel intitulé « Pourquoi nous sommes Alsaciens, laïques et contre le Concordat » qui dénoncent une « vision compassionnelle et erronée de la ‘la société alsacienne’ ». Ils rappellent que 50 millions d’euros ont été dépensés en 2011 pour rémunérer les 1400 ministres du culte alors que pour le seul Bas-Rhin, 400 postes d’enseignants seront supprimés à la rentré 2012. Ils contestent un statut scolaire qui impose l’enseignement religieux obligatoire dispensé par des « enseignants de religion » payés eux aussi sur les deniers publics de la totalité des citoyens français. Ces Alsaciens républicains opposent au régime concordataire dépassé celui de la loi de 1905, qui est, écrivent-ils, une « loi de concorde » parce qu’elle repose sur les deux principes fondamentaux que sont l’égalité entre les citoyens et l’universalité de la dépense publique. Ils concluent leur appel en observant qu’« en toute rationalité, on ne peut se réclamer de la loi de 1905 et soutenir simultanément l’exception concordataire ». Par le bricolage de dernière minute auquel elle a sans doute donné lieu, la proposition 46 du candidat du PS rate donc une des implications de la laïcité : la rationalité.
Conclusion : une boussole à ménager
Le principe de séparation des Églises et de l’État est une conquête historique qui puise sa source dans les combats contre l’intolérance religieuse et les guerres de religion, ainsi que dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Son expression législative en 1905 marqua l’aboutissement de l’œuvre progressiste de la IIIème République qui avait séparé l’école publique de l’Église catholique deux décennies auparavant. Ce principe politique et législatif, qu’il soit ou non expressément constitutionnalisé, constitue à ce jour la meilleure formulation des promesses émancipatrices de l’idée laïque. Il demeure une boussole que la gauche dans son ensemble serait inspirée de ne pas détraquer par des déréglages intempestifs.
Pierre Hayat
Professeur de philosophie
Lycée Jules-Ferry (Paris)
- F. Buisson, « L’application de la loi de séparation des Églises et de l’État », Le radical,16 octobre 1906, dans Éducation et République, introduction, présentation et notes de Pierre Hayat, Paris, Kimé, 2003, p. 195. [↩]
- Id. [↩]
- B. Thibault, Intervention au colloque « Le Front national démasqué par l’histoire », 19 janvier 2012, consultable sur le site officiel de la CGT. [↩]
- G. Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1970, p. 26. [↩]
- J. Vialatoux et A. Latreille, « Christianisme et laïcité », Esprit, Octobre 1949, p. 533. [↩]